mardi, octobre 24, 2006

Dans l’ombre de l’Autre

Voilà bientôt trois jours que je suis immobile, prisonnière de tous ces bandages. Je n’entends rien, mais je sais bien ce qui se passe : je vais mourir. Paul me regarde tristement; il semble avoir le cœur rempli de regrets. Aurait-il pu me protéger davantage? Aurait-il dû m’accorder un peu plus d’attention? S’il s’était vraiment soucié de mon sort, il aurait fait en sorte que le chauffard ne puisse pas me mutiler ainsi. S’il n’avait pas protégé l’Autre… Je suis parfaitement au courant de sa relation avec elle. D’ailleurs, je suis surprise qu’il soit avec moi, quoiqu’il ne pourrait pas faire autrement…


Paul, mon cher allié. Nous sommes accrochés l’un à l’autre depuis la naissance. Je n’exagère pas! Nous avons partagé tant de beaux moments. Les années ont passé et nous avons toujours été complices. À l’adolescence, il a enfin découvert toutes mes vertus. Les sens en éveil, nous avons exploré toutes les facettes du plaisir. Il ne cessait de dire à quel point c’était différent avec moi. Je savais que je n’étais pas la première, mais je cachais bien ma déception.


Quelques années plus tard, il s’est finalement décidé à me mettre la bague au doigt. Toutefois, j’ai vite réalisé que mon conte de fées serait de courte durée. Déjà, il n’en avait que pour l’Autre. Docile et soumise, j’ai accepté mon rôle de porteuse d’anneau.


Pourtant, j’ai toujours été fidèle. Lorsque je travaillais avec lui, je savais me rendre utile. Certes, l’Autre était souvent dans le décor, mais je me démarquais toujours par ma créativité. Paul pouvait vraiment s’amuser avec moi. Dans ses temps libres, lorsque nous dessinions, il était étonné de voir ce qu’il pouvait créer avec mon aide. Parfois, l’Autre intervenait, mais en général, Paul ne voulait pas interrompre le processus. J’éveillais un autre côté de son cerveau et il ne voulait pas gâcher cette délicieuse sensation de liberté.


À la maison, je participais toujours aux tâches ménagères. Cependant, depuis quelques mois, je me fatiguais plus rapidement. Quand une crampe douloureuse s’emparait de moi, je m’allongeais doucement sur la cuisse de Paul. Je pouvais ainsi me calmer. Je vieillissais, comme tout le monde… comme lui.


À première vue, ma vie semble pathétique, mais pourtant, j’ai été si heureuse. Maintenant, étendue, les os broyés par le véhicule du chauffard, j’ai une dernière pensée pour Paul. Que fera-t-il lorsque, dans quelques minutes, il m’aura perdue, moi, sa main gauche?



Caroline Lévesque

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